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C’est dans ce milieu attristé que je grandis. J’étais venu au monde, malingre et chétif. Que de soins, que de tendresses farouches, que d’angoisses mortelles ! Devant le pauvre être que j’étais, animé d’un souffle de vie si faible qu’on eût dit plutôt un râle, ma mère oublia ses propres douleurs. La maternité redressa en elle les énergies abattues, réveilla la conscience des devoirs nouveaux, des responsabilités sacrées, dont elle avait maintenant la charge. Quelles nuits ardentes, quels jours enfiévrés elle connut, penchée sur le berceau où quelque chose, détaché de sa chair et de son âme, palpitait !… De sa chair et de son âme !… Ah ! oui !… Je lui appartenais à elle, à elle seule ; ce n’était point de sa soumission conjugale que j’étais né ; je n’avais pas, comme les autres fils des hommes, la souillure originelle ; elle me portait dans ses flancs depuis toujours et, semblable à Jésus, je sortais d’un long cri d’amour. Ses troubles, ses terreurs, ses détresses anciennes, elle les comprenait maintenant ; c’est qu’un grand mystère de création s’était accompli dans son être.

Elle eut beaucoup de peines à m’élever et, si je vécus, on peut dire que ce fut un miracle de l’amour. Plus de vingt fois, ma mère m’arracha des bras de la mort. Aussi quelle joie et quelle récompense, quand elle put voir ce petit corps plissé se remplir de santé, ce visage fripé se colorer de nacre rose, ces yeux s’ouvrir gaîment au sourire, ces lèvres remuer, avides, chercheuses, et pomper gloutonnement la vie au sein nourricier ! Ma mère goûta