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Embrasse-moi… viens là, tout près, plus près… je t’adore !… » Et je souhaitais que Juliette fût malade, toujours !… Aussitôt rétablie, elle ne se souvient de rien ; ses promesses, ses résolutions s’évanouissent, et la vie d’enfer recommence, plus emportée, plus acharnée… Et moi, de ce petit coin de ciel où j’ai fait halte, je retombe, plus effroyablement écrasé, dans la boue et dans le sang de cet amour !… Ah ! ce n’est pas tout, Lirat !… Je devrais rester, au fond de cet appartement, à cuver ma honte, n’est-ce pas !… Je devrais entasser sur moi tant d’ombre et tant d’oubli, qu’on pût me croire mort ?… Ah ! bien oui !… Allez au Bois, et vous m’y verrez tous les jours… Au théâtre, moi encore, que vous apercevrez, dans une avant-scène, le frac correct, la boutonnière fleurie… moi partout !… Juliette, elle, resplendit parmi les fleurs, les plumes, et les bijoux… Elle est charmante, elle a une robe nouvelle qu’on admire, des sourires de plus en plus virginaux, et le collier de perles, que je n’ai pas payé, avec lequel, du bout de ses doigts, elle joue gracieusement et sans remords… Et je n’ai pas un sou, pas un !… Et je suis à fin de dettes, de carottages, d’escroqueries !… Souvent, je frissonne… C’est qu’il m’a semblé que la main lourde d’un gendarme s’appesantissait sur moi… Déjà, j’entends des chuchotements pénibles, je saisis des regards obliques, chargés de mépris… peu à peu, le vide s’élargit, se recule autour de moi, comme autour d’un pestiféré… Des anciens amis passent, détournent la tête, m’évi-