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Enfin, je ne suis plus un cerveau, plus un cœur, plus rien… Je suis un sexe désordonné et frénétique, un sexe affamé qui réclame sa part de chair vive, comme les bêtes fauves qui hurlent dans l’ardeur des nuits sanglantes.

J’étais épuisé… les paroles ne sortaient plus de ma gorge qu’en sons sifflants… néanmoins, je poursuivis :

— Ah ! c’est à n’y rien comprendre !… Parfois, il arrive à Juliette d’être malade… ses membres, surmenés par le plaisir, refusent de la servir ; son organisme, ébranlé par les secousses nerveuses, se révolte… Elle s’alite… Si vous la voyiez alors ?… Une enfant, Lirat, une enfant attendrissante et douce ! Elle ne rêve que de campagne, de petites rivières, de prairies vertes, de joies naïves : « Oh ! mon chéri, s’écrie-t-elle, avec dix mille francs de rente, comme nous serions heureux ! »… Elle forme des projets virgiliens et délicieux… Nous devons nous en aller loin, bien loin, dans une petite maison entourée de grands arbres… elle élèvera des poules qui pondront des œufs qu’elle-même dénichera, tous les matins ; elle fera des fromages blancs et des confitures… et elle fanera, et elle visitera les pauvres, et elle portera des tabliers comme ci, des chapeaux de paille comme ça, trottinera, le long des sentiers, sur un âne qu’elle appellera Joseph… « Hue ! Joseph, hue !… Ah ! que ce serait gentil ! » Moi, en l’écoutant, je sens l’espoir qui me revient, et je me laisse aller à ce rêve impos-