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pour me laver de toutes ces lâchetés, je voudrais me précipiter contre les gueules embrasées de cent canons. Je me sens la force d’écraser, de mes seuls poings, des armées formidables… Quand je me promène dans les rues, je cherche les chevaux emportés, les incendies, n’importe quoi de terrible où je puisse me dévouer… il n’est pas une action dangereuse et surhumaine que je n’aie le courage d’accomplir… Eh bien, ça !… je ne peux pas !… D’abord, je me suis donné les excuses les plus ridicules, les plus déraisonnables raisons… Je me suis dit que si je m’en allais, Juliette tomberait plus bas encore, que mon amour était, en quelque sorte, sa dernière pudeur, que je finirais bien par la ramener, par la sauver de la boue où elle se vautre… Vraiment, je me suis payé le luxe de la pitié et du sacrifice… Mais je mentais !… Je ne peux pas !… Je ne peux pas, parce que je l’aime, parce que, plus elle est infâme, et plus je l’aime… Parce que je la veux, entendez-vous, Lirat ?… Et si vous saviez de quoi c’est fait, cet amour, de quelles rages, de quelles ignominies, de quelles tortures ?… Si vous saviez au fond de quels enfers la passion peut descendre, vous seriez épouvanté !… Le soir, alors qu’elle est couchée, je rôde dans le cabinet de toilette, ouvrant les tiroirs, grattant les cendres de la cheminée, rassemblant les bouts de lettres déchirées, flairant le linge qu’elle vient de quitter, me livrant à des espionnages plus vils, à des examens plus ignobles !… Il ne me suffit pas de savoir, il faut que je voie !…