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sorte de terreur superstitieuse, comme si cette demeure était un lieu maudit, hanté des fantômes. Bientôt même, une légende s’établit ; un bûcheron raconta qu’une nuit, rentrant de son ouvrage, il avait vu Mme Mintié, toute blanche, échevelée, qui traversait le ciel, très haut, en se frappant la poitrine à coups de crucifix.

Mon père se renferma davantage dans son étude, évitant, autant qu’il le pouvait, de rester à la maison, où il n’apparaissait guère qu’aux heures des repas. Il prit aussi l’habitude des foires lointaines, se multiplia aux comités, aux associations qu’il présidait, s’ingénia à se créer des distractions nouvelles, des occupations éloignées. Le conseil général, le comice agricole, le jury de la cour d’assises lui étaient de grandes ressources. Lorsqu’on lui parlait de sa femme, il répondait, hochant la tête :

— Hé ! je suis très inquiet, très tourmenté… Comment ça finira-t-il ?… Je vous l’avoue, je crains que la pauvre femme ne devienne folle…

Et comme on se récriait :

— Non, non, je ne plaisante pas… Vous savez bien que, dans la famille, on n’a pas la tête si solide !

Jamais un reproche, d’ailleurs, bien qu’il constatât, tous les jours, le préjudice que cette situation causait à ses affaires, et qu’il ne comprît rien à l’irritante obstination de ma mère, de ne vouloir rien tenter pour sa guérison.