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volupté du néant !… Être une âme !… Je ne la tuerai pas… Je ne la tuerai pas, parce qu’il faut qu’elle souffre, abominablement, toujours… qu’elle souffre dans sa beauté, dans son orgueil, dans son sexe étalé de fille vendue !… Je ne la tuerai pas, mais je la marquerai d’une telle laideur, je la rendrai si repoussante que tous, à sa vue, s’enfuiront, épouvantés… Et, le nez coupé, les yeux débordant les paupières ourlées de cicatrices, je l’obligerai, tous les jours, tous les soirs, à se montrer sans voile, dans la rue, au théâtre, partout !

Tout à coup, les sanglots m’étouffent… Je me roule sur le divan, mordant les coussins, et je pleure, je pleure !… Les minutes s’envolent, les heures passent et je pleure !… Ah ! Juliette, infâme Juliette ! Pourquoi as-tu fait cela ?… Pourquoi ? Ne pouvais-tu me dire « Tu n’es plus riche, et c’est de l’argent que je veux de toi… Va t’en ! » Cela eût été atroce ; j’en serais peut-être mort… Qu’importe ? Cela eût mieux valu… Comment est-il possible que maintenant, je te regarde en face… Que nos bouches jamais se rejoignent ?… Nous avons, entre nous, l’épaisseur de cette maison maudite !… Ah ! Juliette !… Malheureuse Juliette !…

Je me souviens, quand elle est partie… Je me souviens de tout !… Je la revois, avec sa toilette, sa robe grise, l’ombre de sa main, qui dansait, bizarre, sur la nappe… Je la revois aussi nettement, plus nettement même, que si elle était devant moi, en cette minute…