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ses révoltes de se sentir, morceau de chair avili, la proie, l’instrument passif des plaisirs d’un homme ! S’être envolée si haut et retomber si bas ! Avoir rêvé de baisers célestes, d’enlacements mystiques, de possessions idéales, et puis… ce fut fini ! Au lieu des espaces éblouissants de lumière, où son imagination se complaisait, parmi des vols d’anges pâmés et de colombes éperdues, la nuit vint, la nuit sinistre et pesante, que hanta seul le spectre de la mère, trébuchant sur des croix et sur des tombes, la corde au cou.

Le Prieuré se fit bientôt silencieux. On n’entendit plus crier, sur le sable des allées, les roues des charrettes et des cabriolets, amenant les amis du voisinage devant le perron garni de géraniums. On verrouilla la grande grille, afin d’obliger les voitures à passer par la basse-cour. À la cuisine, les domestiques se parlaient bas et marchaient sur la pointe du pied, comme on fait dans la maison d’un mort. Le jardinier, d’après l’ordre de ma mère, qui ne pouvait supporter le bruit des brouettes et le grattement des râteaux sur la terre, laissait les sauvageons pomper la sève des rosiers jaunis, l’herbe étouffer les corbeilles de fleurs et verdir les allées. Et la maison, avec le noir rideau de sapins, pareil à un catafalque, qui l’abritait à l’ouest ; avec ses fenêtres toujours closes ; avec le cadavre vivant qu’elle gardait enseveli sous ses murs carrés de vieille brique, ressemblait à un immense caveau funéraire. Les gens du pays qui, le dimanche, allaient se promener en forêt, ne passaient plus devant le Prieuré qu’avec une