Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/211

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sucs vivifiants. » Les mousses et les bruyères m’appelaient : « Nous t’avons fait un bon lit, petit, un bon lit parfumé, et tel qu’il n’y en a pas dans les maisons avares et dorées des grandes villes… Allonge-toi, et roule-toi ; si tu as trop chaud, la fougère agitera sur ta tête ses légers éventails ; si tu as trop froid, les hêtres écarteront leurs branches pour laisser passer un rayon de soleil qui te réjouira. » Hélas ! depuis que j’aimais Juliette, peu à peu ces voix s’étaient tues. Ces souvenirs ne revenaient plus, comme des anges gardiens, bercer mon sommeil, et secouer leurs ailes blanches, dans l’azur détruit de mes songes !… Le passé s’éloignait de moi, honteux de moi !…

Le train filait ; il avait franchi les plaines de la Beauce, plus mélancoliques encore à regarder qu’aux jours poignants de la guerre… Et je reconnaissais mes petits champs bossus, et leurs haies fourrées, mes pommiers vagabonds, mes vallées étroites, mes peupliers à la cime penchée en forme de capuchon, qui ressemblent, dans la campagne, à d’étranges processions de pénitents bleus, mes fermes au toit haut et moussu, mes chemins de traverse encaissés et rocailleux, qui dévalent, bordés de trognes de charme, sous des verdures robustes ; ma forêt là-bas, noire dans le soleil couchant… Il faisait nuit quand j’arrivai à Saint-Michel. J’aimais mieux cela. Traverser la rue, en plein jour, sous les regards curieux de tous ces braves gens qui m’avaient vu enfant, cela m’eût été pénible… Il me semblait qu’il y avait sur moi tant de hontes, qu’ils