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Autour d’elle, personne pour la guider, personne pour redresser ce jeune cerveau, déjà ébranlé par des secousses intérieures ; personne pour ouvrir aux salutaires réalités la porte de ce cœur, déjà gardée par les chimères aux yeux vides ; personne en qui verser le trop-plein des pensées, des tendresses, des désirs qui, ne trouvant pas d’issue à leur expansion, s’amoncelaient, bouillonnaient, prêts à faire éclater l’enveloppe fragile, mal défendue par des nerfs trop bandés. Sa mère, toujours malade, absorbée uniquement en ces mélancolies qui devaient bientôt la tuer, était incapable d’une direction intelligente et ferme ; son père, à peu près ruiné, réduit aux expédients, luttait, pied à pied, pour conserver à sa famille la maison séculaire menacée, et, parmi les jeunes gens qui passaient, gentilshommes futiles, bourgeois vaniteux, paysans avides, aucun ne portait sur le front l’étoile magique qui la conduirait jusqu’au dieu. Tout ce qu’elle entendait, tout ce qu’elle voyait, lui semblait en désaccord avec sa manière de comprendre et de sentir. Pour elle, les soleils n’étaient pas assez rouges, les nuits assez pâles, les ciels assez infinis. Sa conception des êtres et des choses, indéterminée, flottante, la condamnait fatalement aux perversions des sens, aux égarements de l’esprit, et ne lui laissait que le supplice du rêve jamais atteint, des désirs qui jamais ne s’achèvent. Et plus tard, son mariage, qui avait été plus qu’un sacrifice, un marché, un compromis pour sauver la situation embarrassée de son père ! Et ses dégoûts, et