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culé devant aucune cruauté, devant aucun crime moral… Je m’apercevais qu’elle m’aimait moins que le dernier de ses chiffons, qu’elle m’eût sacrifié pour un manteau, pour une cravate, pour une paire de gants… Entraînée dans cette existence, elle ne s’arrêterait point… Et alors ?… Alors un grand froid me secouait de la tête aux pieds… Qu’elle me quittât, non, non, voilà ce que je ne voulais pas !… Le moment le plus pénible pour moi, c’était le matin, au réveil. Les yeux fermés, ramenant les couvertures par-dessus ma tête, le corps tassé en boule, je réfléchissais à ma situation, avec d’épouvantables tortures… Et plus elle me paraissait compromise, plus je me raccrochais à Juliette, désespérément. J’avais beau me dire que l’argent manquerait tout à coup, que le crédit avec lequel, malhonnêtement, je prolongerais une semaine, deux semaines, l’agonie de mes espérances, me serait retiré ; je m’entêtais, je m’acharnais en d’impossibles combinaisons… Je me voyais abattant des besognes formidables en huit jours… Je rêvais de trouver des millions dans des fiacres… Des héritages prodigieux me tombaient du ciel… Le vol me hantait… Peu à peu, toutes ces folies prenaient un corps dans mon cerveau détraqué… Je donnais à Juliette des palais, des châteaux ; je l’écrasais sous le poids des diamants et des perles ; l’or, autour d’elle, coulait, flambait ; et, par-dessus la terre, je la hissais sur des pourpres vertigineuses… Puis, la réalité revenait brusquement… Je m’enfonçais davantage dans le lit… Je cherchais des néants au