Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/203

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Quelquefois un coup de pistolet creuse un vide dans la bande… Ne sera-ce pas leur tour, demain ?… Demain !… Ne sera-ce pas mon tour aussi ? Ah ! demain !… toujours la menace de demain !… Et nous rentrions sans rien nous dire, hébétés, mornes.

Le boulevard était désert. Un grand silence s’appesantissait sur la ville. Seules, les fenêtres des tripots luisaient, pareilles à des yeux de bêtes géantes, tapies dans la nuit.


Sans connaître exactement ma situation de fortune, je sentais la ruine proche. J’avais payé des sommes considérables, les dettes s’accumulaient sur les dettes et, loin de diminuer, les fantaisies de Juliette devenaient plus nombreuses, plus extravagantes : l’or coulait de ses doigts, comme l’eau d’une fontaine, en un ruissellement continu. « Elle me croit sans doute plus riche que je ne le suis, pensais-je, voulant me tromper moi-même : je devrais l’avertir, peut-être se montrerait-elle plus réservée dans ses désirs. » La vérité est que j’écartais systématiquement toute idée de ce genre, que je redoutais les conséquences probables d’une pareille révélation, plus que n’importe quel malheur dans le monde. En mes rares instants de lucidité, de franchise avec moi-même, je comprenais que, sous son air de douceur, sous ses naïvetés d’enfant gâtée, sous la passion robuste et vibrante de sa chair, Juliette cachait une volonté terrible d’être belle toujours, adulée, courtisée, un effroyable égoïsme qui n’eût re-