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sulter les princes de la science ». Le voyage fut navrant. Des trois médecins célèbres, chez lesquels il la conduisit, le premier déclara que ma mère était anémique, et prescrivit un régime fortifiant ; le second, qu’elle était atteinte de rhumatismes nerveux, et ordonna un régime débilitant. Le troisième affirma « que ce n’était rien » et recommanda de la tranquillité d’esprit.

Personne n’avait vu clair dans cette âme. Elle-même s’ignorait. Obsédée par le cruel souvenir auquel elle rattachait tous ses malheurs, elle ne pouvait débrouiller, avec netteté, ce qui s’agitait confusément dans le secret de son être, ni ce qui, depuis son enfance, s’y était amassé d’ardeurs vagues, d’aspirations prisonnières, de rêves captifs. Elle était pareille au jeune oiseau qui, sans rien démêler à l’obscur et nostalgique besoin qui le pousse vers les grands cieux, dont il ne se souvient pas, se meurtrit la tête et se casse les ailes aux barreaux de la cage. Au lieu d’aspirer à la mort, ainsi qu’elle le croyait, comme l’oiseau qui a faim du ciel inconnu, son âme, à elle, avait faim de la vie, de la vie rayonnante de tendresse, gonflée d’amour, et, comme l’oiseau, elle mourait de cette faim inassouvie. Enfant, elle s’était donnée, avec toute l’exagération de sa nature passionnée, à l’amour des choses et des bêtes ; jeune fille, elle s’était livrée, avec emportement, à l’amour des rêves impossibles ; mais ni les choses ne lui furent un apaisement, ni les rêves ne prirent une forme consolante et précise.