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cupidités, marchandages infâmes, toutes les fleurs corrompues qui naissent, se confondent, grandissent et s’engraissent à la chaleur du fumier parisien.

C’est dans cette atmosphère, chargée d’ennuis, d’inquiétude et de parfums lourds, que nous venions, tous les soirs, désormais. Dans la journée, les stations chez les couturières, le Bois, les Courses ; la nuit, les restaurants, les théâtres, les réunions galantes. Partout où ce monde spécial s’étale, on était certain de nous voir apparaître ; nous étions même très choyés à cause de la beauté de Juliette, dont on commençait à parler, et de ses robes qui excitaient l’envie, l’émulation des autres femmes. Nous ne dînions plus chez nous. Notre appartement ne nous servait plus guère que de cabinet de toilette. Quand Juliette s’habillait, elle devenait dure, presque féroce.

Édouard Manet, Nana

Le pli de son front lui coupait la peau comme une cicatrice. Elle parlait par mots saccadés, se fâchait, semblait emportée vers des buts de destruction. Autour d’elle, le cabinet était au pillage : les tiroirs ouverts, des jupons gisant sur le tapis, des éventails sortis de leurs étuis, épars sur les chaises, des lorgnettes errant sur les meubles, des mousselines bouffant dans des coins, des fleurs tombées, des serviettes rougies de fard, des gants, des bas, des voilettes pendues aux branches des flambeaux. Et, dans ce pêle-mêle, Célestine, agile, effrontée, cynique, évoluait, bondissait, glissait, s’agenouillait aux pieds de sa maîtresse, piquait ici des épingles, là rajustait des plis, nouait des cordons, ses mains, molles, flas-