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vivais des vies douloureuses… Juliette !… L’aimais-je ?… Bien des fois cette question se dressait devant moi, grosse d’un doute affreux ? N’avais-je point été dupe d’un étonnement des sens ?… Ce que j’avais pris pour de l’amour, n’était-ce point l’éphémère et fugitive révélation d’un plaisir non encore goûté ?… Juliette !… Certes, je l’aimais… Mais cette Juliette que j’aimais, n’était-ce point celle que j’avais créée, qui était née de mon imagination, sortie de mon cerveau, celle à qui j’avais donné une âme, une flamme de divinité, celle que j’avais pétrie impossiblement, avec la chair idéale des anges ?… Et encore ne l’aimais-je point comme on aime un beau livre, un beau vers, une belle statue, comme la réalisation visible et palpable d’un rêve d’artiste !… Mais l’autre Juliette !… celle qui était là ?… Ce joli animal inconscient, ce bibelot, ce bout d’étoffe, ce rien ?… Je la considérais avec attention, tandis qu’elle lissait ses ongles !… Oh ! j’aurais voulu déboîter ce crâne et en sonder le vide, ouvrir ce cœur et en mesurer le néant ! Et je me disais : « Quelle existence sera la mienne avec cette femme qui n’a de goût que pour le plaisir, qui n’est heureuse que dans les chiffons, dont chaque désir coûte une fortune, qui, malgré son apparence chaste, va au vice instinctivement ; qui, du soir au lendemain, sans un regret, sans un souvenir, a quitté ce misérable Malterre ; qui me quittera demain, peut-être ; cette femme qui est la négation vivante de mes aspirations, de mes admirations ; qui jamais, jamais,