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Parfois, un profil de femme se penchait sur lui, sinistrement ; et ce profil avait l’air d’une chouette posée sur l’épaule du vieillard ; je distinguais son bec recourbé et ses yeux ronds, cruels, avides, sanguinaires. Lorsque le soleil entrait dans le jardin, la croisée s’ouvrait, et j’entendais une voix aigre, pointue, colère, qui ne cessait de glapir des reproches. Alors, le vieux homme se tassait davantage, sa tête avait un léger mouvement d’oscillation, puis il redevenait immobile, un peu plus enfoui dans les plis de sa robe de chambre, un peu plus écroulé au fond de son fauteuil. Je restais des heures à regarder le malheureux, et j’imaginais des drames terribles, une intimité tragique, une existence noble, gâchée, perdue, broyée par cette femme à la face de chouette. Ce cadavre vivant, je me le représentais beau, jeune et fort… C’était peut-être jadis un artiste, un savant, ou simplement un homme heureux et bon… Et il marchait, la taille haute, les yeux pleins de confiance, il marchait vers la gloire ou vers le bonheur… Un jour, il avait rencontré cette femme, chez un ami ; et cette femme, elle aussi, avait une voilette parfumée, un petit manchon, une toque de loutre, un sourire céleste, un air d’angélique douceur… Et tout de suite, il l’avait aimée… Je le suivais pas à pas, dans sa passion, je comptais ses faiblesses, ses lâchetés, ses chutes de plus en plus profondes, jusqu’à l’effondrement dans ce fauteuil de gâteux et de paralytique… Et ce que j’imaginais de lui, c’était ma vie à moi :