Page:Mirbeau - Le Calvaire.djvu/182

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

garde… j’ai fait faire à toutes mes robes un corsage montant, pour la ville, et puis un corsage décolleté, pour quand nous irons à l’Opéra !… Compte ce que cela m’économise de costumes… Un… deux… trois… quatre… cinq… cinq costumes, mon chéri !… Tu vois bien.

Éva Gonzalès, Une loge aux Italiens, 1874

Elle étrenna, au théâtre, une robe qui fit sensation. Tant que dura cette mortelle soirée, je fus le plus malheureux des hommes… Je sentais les convoitises de ces regards de toute une salle braqués sur Juliette, de ces regards qui la dévisageaient, qui la déshabillaient, de ces regards qui laissent tomber tant d’ordures autour de la femme qu’on admire. J’aurais voulu cacher Juliette au fond de la loge, et jeter sur elle un voile de laine sombre et grossière ; et, le cœur mordu par la haine, je souhaitai que le théâtre, tout à coup, s’effondrât dans un cataclysme ; qu’il broyât, en une chute formidable de son lustre et de son plafond, tous ces hommes qui me volaient chacun un peu de la pudeur de Juliette, qui m’emportaient chacun un peu de son amour. Elle, triomphante, semblait dire : « Je vous aime bien, Messieurs, de me trouver belle ainsi, et vous êtes de braves gens. »

À peine rentrés chez nous, j’attirai Juliette contre moi, et longtemps, longtemps, je la tins pressée sur mon cœur, répétant sans cesse : « Tu m’aimes bien, ma Juliette ?… » mais déjà le cœur de Juliette ne m’entendait plus. Me voyant triste, apercevant au bord de mes cils des larmes prêtes à rouler sur sa