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raissait alors, ainsi qu’une longue chaîne de suicidés, partie de la nuit profonde, très loin, et se déroulant à travers les âges, pour aboutir… où ? À cette question, ses yeux devenaient troubles, ses tempes s’humectaient d’une moiteur froide et ses mains se crispaient autour de sa gorge, comme pour en arracher la corde imaginaire dont elle sentait le nœud lui meurtrir le cou et l’étouffer. Chaque objet était, à ses yeux, un instrument de la mort fatale, chaque chose lui renvoyait son image décomposée et sanglante ; les branches des arbres se dressaient, pour elle, comme autant de sinistres gibets, et, dans l’eau verdie des étangs, parmi les roseaux et les nénuphars, dans la rivière aux longs herbages, elle distinguait sa forme flottante, couverte de limon.

Pendant ce temps, mon père, accroupi derrière un massif de seringas, le fusil au poing, guettait un chat, ou bombardait une fauvette vocalisant, furtive, sous les branches. Le soir, pour toute consolation, il disait doucement : — « Eh bien, ma chérie, cette santé, ça ne va toujours pas ? Des amers, vois-tu, prends des amers. Un verre le matin, un verre le soir… Il n’y a que cela. » Il ne se plaignait pas, ne s’emportait jamais. S’asseyant devant son bureau, il passait en revue les paperasses que lui avait apportées, dans la journée, le secrétaire de la mairie, et il les signait rapidement, d’un air de dédain : — « Tiens ! s’écriait-il alors, c’est comme cette sale administration, elle ferait bien mieux de s’occuper du cultivateur, au lieu