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Dans notre chambre, le soir, tous ces jolis enfantillages disparaissaient. L’amour mettait sur le visage de Juliette je ne sais quoi d’austère, de recueilli, et de farouche aussi ; il la transfigurait. Elle n’était pas dépravée ; sa passion, au contraire, se montrait robuste et saine, et, dans ses embrassements, elle avait la noblesse terrible, l’héroïsme rugissant des grands fauves. Son ventre vibrait comme pour des maternités redoutables.

Mon bonheur dura peu… Mon bonheur !… C’est une chose extraordinaire, en vérité, que jamais, jamais, je n’aie pu jouir d’une joie complètement, et qu’il ait fallu que l’inquiétude en vînt toujours troubler les courtes ivresses. Désarmé et sans force contre la souffrance, incertain et peureux dans le bonheur, tel j’ai été, durant toute ma vie. Est-ce une tendance particulière de mon esprit ?… une perversion étrange de mes sens ?… ou bien le bonheur ment-il réellement à tout le monde, comme à moi, et n’est-il qu’une forme plus persécutrice et raffinée de la souffrance universelle ? Tenez… Les lueurs de la veilleuse tremblotent légèrement sur les rideaux et sur les meubles, et Juliette, au matin, s’est endormie, — au matin de notre première nuit. Un de ses bras repose, nu, sur le drap ; l’autre, nu aussi, se replie mollement sous sa nuque. Tout autour de son visage qui reflète les pâleurs du lit, de son visage meurtri, aux yeux, d’un grand cerne d’ombre, ses cheveux noirs, dénoués, s’éparpillent, ondulent, roulent. Avidement, je la contemple… Elle