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me regarder, toujours, avec ses beaux yeux tristes… oui, vos beaux yeux tristes que j’aime, vilain !… Il a fallu que ce soit moi, pourtant !… Oh ! jamais tu n’aurais osé, toi !… Je te faisais peur, pas ? Tu te rappelles, quand tu m’as prise dans tes bras, le soir ?… Je ne savais plus où j’étais, je ne voyais plus rien… j’avais la gorge, la poitrine… c’est drôle… comme quand on a bu quelque chose de trop chaud… J’ai cru que j’allais mourir, brûlée… brûlée de toi… C’était si bon, si bon !… D’abord, je t’ai aimé, dès le premier jour… Non, je t’aimais avant… ah ! tu ris !… Tu ne crois pas qu’on puisse aimer quelqu’un, sans le connaître et sans l’avoir vu ?… Moi, je crois que si !… Moi, j’en suis sûre !…

J’avais le cœur si gonflé, ces choses étaient si nouvelles pour moi, que je ne trouvais pas une parole ; j’étouffais dans la joie. Je ne pouvais qu’étreindre Juliette, balbutier des mots inachevés, pleurer, pleurer délicieusement. Soudain, elle devenait toute songeuse, le pli de son front s’accentuait, elle retirait sa main de la mienne. Je craignis de l’avoir froissée.

— Qu’as-tu, ma Juliette ?… lui demandai-je… Pourquoi es-tu comme ça ?… T’ai-je fait de la peine ?

Et Juliette, désolée, navrée, gémissait :

— L’encoignure, mon chéri !… l’encoignure du salon que nous avons oubliée.

Elle passait d’un rire, d’un baiser, à une gravité subite, mêlait les tendresses et les mesures des plafonds, embrouillait l’amour avec la tapisserie. C’était adorable.