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vers lui, tendant les bras, criant : « Mort, ô mort bienheureuse, prends-moi, emporte-moi ! » Non, en vérité, elle ne le savait pas. Ce qu’elle savait, c’est qu’en ces moments, l’image de sa mère, de sa mère morte, était là, toujours devant elle, de sa mère qu’elle-même, un dimanche matin, elle avait trouvée pendue au lustre du salon. Et elle revoyait le cadavre, qui oscillait légèrement dans le vide, cette face toute noire, ces yeux tout blancs, sans prunelles, et jusqu’à ce rayon de soleil qui, filtrant à travers les persiennes closes, éclaboussait d’une lumière tragique la langue pendante et les lèvres boursouflées. Ces souffrances, ces égarements, ces enivrements de la mort, sa mère, sans doute, les lui avait donnés en lui donnant la vie ; c’est au flanc de sa mère qu’elle avait puisé, du sein de sa mère qu’elle avait aspiré le poison, ce poison qui, maintenant, emplissait ses veines, dont les chairs étaient imprégnées, qui grisait son cerveau, rongeait son âme. Dans les intervalles de calme, plus rares, à mesure que les jours s’écoulaient, et les mois et les années, elle pensait souvent à ces choses, et, en analysant son existence, en remontant des plus lointains souvenirs aux heures du présent, en comparant les ressemblances physiques qu’il y avait, entre la mère morte volontairement et la fille qui voulait mourir, elle sentait peser davantage sur elle le poids de ce lugubre héritage. Elle s’exaltait, s’abandonnait à cette idée qu’il ne lui était pas possible de résister aux fatalités de sa race, qui lui appa-