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une santé que les médecins disaient seulement atteinte par une sensitivité excessive. Il n’en fut rien. Le mariage ne fit, au contraire, que développer les germes morbides qui étaient en elle, et la sensibilité s’exalta au point que ma pauvre mère, entre autres phénomènes alarmants, ne pouvait supporter la moindre odeur, sans qu’une crise ne se déclarât, qui se terminait toujours par un évanouissement. De quoi souffrait-elle donc ? Pourquoi ces mélancolies, ces prostrations qui la courbaient, de longs jours, immobile et farouche, dans un fauteuil, comme une vieille paralytique ? Pourquoi ces larmes qui, tout à coup, lui secouaient la gorge à l’étouffer et, pendant des heures, tombaient de ses yeux en pluie brûlante ? Pourquoi ces dégoûts de toute chose, que rien ne pouvait vaincre, ni les distractions ni les prières ? Elle n’eût pu le dire, car elle ne le savait pas. De ses douleurs physiques, de ses tortures morales, de ses hallucinations qui lui faisaient monter du cœur au cerveau les ivresses de mourir, elle ne savait rien. Elle ne savait pas pourquoi un soir, devant l’âtre, où brûlait un grand feu, elle eut subitement la tentation horrible de se rouler sur le brasier, de livrer son corps aux baisers de la flamme qui l’appelait, la fascinait, lui chantait des hymnes d’amour inconnu. Elle ne savait pas pourquoi, non plus, un autre jour, à la promenade, apercevant, dans un pré à moitié fauché, un homme qui marchait, sa faux sur l’épaule, elle courut