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le chansonna au café-concert. Puis, de « ces centres de l’intelligence parisienne », il descendit jusque dans la rue, où on le revit, fleur populacière, fleurir aux lèvres bourbeuses des cochers, aux bouches crispées des voyous : « Va donc, hé ! Lirat ! » Ce pauvre Lirat connut vraiment quelques années de popularité charivarique… On se lasse de tout, même de l’outrage. Paris délaisse aussi vite les fantoches qu’il hisse sur le pavois, que les martyrs qu’il jette aux gémonies ; dans son caprice de posséder de nouveaux joujoux, il ne s’acharne pas longtemps après le bronze de ses héros et le sang de ses victimes. Maintenant, le silence se faisait pour Lirat. À peine si, de loin en loin, dans quelques journaux, revenait un écho du passé, sous la forme d’une anecdote déplaisante. Il avait pris, d’ailleurs, le parti de ne plus exposer, disant :

William Bouguereau, Baigneuse

— Laissez-moi donc tranquille !… Est-ce que c’est fait pour être vu, la peinture… la peinture, hein !… dites !… comprenez-vous ?… On travaille pour soi, pour deux ou trois amis vivants, et pour d’autres qu’on n’a pas connus et qui sont morts… Poë, Baudelaire, Dostoiewsky, Shakespeare… Shakespeare !… comprenez-vous ?… Le reste !… Eh bien ! quoi, le reste ?… c’est à Bouguereau.

Ayant dû restreindre ses besoins au nécessaire, il vivait de peu, avec une admirable et touchante dignité. Pourvu qu’il gagnât de quoi acheter des brosses, des couleurs et des toiles, payer ses modèles et son pro-