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raisons du monde de ne point bouger de votre fauteuil… Vous sortez, cependant, poussé par un ennui, par un désœuvrement, par vous ne savez quoi, par rien… et voilà qu’au bout de cent pas vous avez rencontré l’homme, la femme, le fiacre, la pierre, la pelure d’orange, la flaque d’eau qui vont bouleverser votre existence, de fond en comble. Au plus douloureux de mes détresses, j’ai souvent pensé à ces choses, et souvent, je me suis dit, avec quelques amers regrets ! « Pourtant, si le soir où je rencontrai Lirat dans cet endroit oublié où je n’avais que faire assurément, je fusse resté chez moi à travailler, rêver ou dormir, je serais peut-être, aujourd’hui, l’homme le plus heureux de la terre, et rien de ce qui m’est arrivé ne serait arrivé. » Et cette minute d’hésitation banale, cette minute où j’ai dû me demander, indifférent : « Voyons, sortirai-je ? ne sortirai-je pas ? », cette minute a contenu l’acte le plus considérable de ma vie ; ma destinée tout entière a été réglée en cette minute brève, qui, dans mes souvenirs, n’a pas laissé plus de traces que n’en laisse au ciel le coup de vent qui abat la maison et qui déracine le chêne ! Je me souviens des plus insignifiants détails de mon existence… Tenez, je me souviens d’un costume de velours bleu, se laçant par devant, que je portais, le dimanche, étant tout petit ; je pourrais, oui, je pourrais, je vous le jure, compter, sur la soutane du curé Blanchetière, les taches de graisse, ou bien les grains de tabac qu’il laissait tomber en humant sa prise. Chose