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Soudain, sa voix s’enfla ; une lueur presque farouche brilla dans ses yeux. Il reprit :

— Des gens, des pauvres diables comme Charles Malterre, on leur met le pied sur la gorge, ils disparaissent dans le sang, dans la boue, dans cette boue atroce pétrie des mains de la femme ; c’est malheureux, sans doute… Pourtant, l’humanité ne réclame pas ; on ne lui a rien volé… Ils disparaissent, et tout est dit… Mais des artistes, des hommes de notre race, des grands cœurs et des grands cerveaux, perdus, étouffés, vidés, tués !… Comprenez-vous ?

Sa main tremblait, il écrasa son crayon sur la toile.

— J’en ai connu trois, trois admirables, trois divins ; deux sont morts pendus ; l’autre, mon maître, à Bicêtre, dans un cabanon !… De ce pur génie, il ne reste qu’un paquet de chair pâle, une sorte d’animal hallucinant, qui grimace et qui hurle, l’écume aux dents !… Et dans le troupeau des avortés, combien de jeunes espoirs ont succombé sous les serres de la bête de proie ! Comptez-les donc, les lamentables, les effarés, les éclopés, ceux-là qui avaient des ailes, et qui se traînent sur leurs moignons ; ceux-là qui grattent la terre et mangent leurs ordures ! Vous-même, tout à l’heure… cette Juliette, vous la regardiez avec extase… vous étiez prêt à tout, pour un baiser d’elle… Ne dites pas non, je vous ai vu… Oh ! tenez, sortons ; c’est fini, je ne peux plus travailler.

Il se leva, marcha dans l’atelier avec agitation. Gesticulant et colère, il bousculait les chaises, les cartons,