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ses ancêtres, ses allures rondes de bourgeois campagnard, et surtout, ses vingt mille francs de rentes, rendaient importante, indestructible. Maire de Saint-Michel, conseiller général, suppléant du juge de paix, vice-président du comice agricole, membre de nombreuses sociétés agronomiques et forestières, il ne négligeait aucun de ces petits et ambitionnés honneurs de la vie provinciale qui donnent le prestige et déterminent l’influence. C’était un excellent homme, très honnête et très doux, et qui avait la manie de tuer. Il ne pouvait voir un oiseau, un chat, un insecte, n’importe quoi de vivant, qu’il ne fût pris aussitôt du désir étrange de le détruire. Il faisait aux merles, aux chardonnerets, aux pinsons et aux bouvreuils une chasse impitoyable, une guerre acharnée de trappeur. Félix était chargé de le prévenir, dès qu’apparaissait un oiseau dans le parc et mon père quittait tout, clients, affaires, repas, pour massacrer l’oiseau. Souvent, il s’embusquait, des heures entières, immobile, derrière un arbre où le jardinier lui avait signalé une petite mésange à tête bleue. À la promenade, chaque fois qu’il apercevait un oiseau sur une branche, s’il n’avait pas son fusil, il le visait avec sa canne et ne manquait jamais de dire : « Pan ! il y était, le mâtin ! » ou bien : « Pan ! je l’aurais raté, pour sûr, c’est trop loin. » Ce sont les seules réflexions que lui aient jamais inspirées les oiseaux.

Les chats aussi étaient une de ses grandes préoccupations. Quand, sur le sable des allées, il reconnaissait