Page:Mirbeau - La Vache tachetée.djvu/211

Cette page a été validée par deux contributeurs.

qu’est-ce vous ferez alors, monsieur Georges ?

Je pourrais donner mille autres exemples, encore plus touchants et gracieux, de mon exquise sensibilité. Ils prouveraient, tous, que je suis une bonne nature, contrairement à ce que beaucoup de gens, qui me connaissent mal, pensent de moi.

Par exemple, si sensible que je fusse, je ne pouvais rencontrer des pieds-bots, des culs-de-jatte, des bossus, des bossus surtout, sans éclater de rire ; des faces couvertes de lupus, sans en être horriblement dégoûté, dégoûté — brave petit cœur que j’étais — jusqu’à la haine ! Mon rire alors était si agressif, et si virulente, si passionnée ma haine que, pour un peu, je leur eusse, ma foi, jeté des pierres avec plaisir. Souvent, je fis mieux, car si j’étais sensible, je n’étais pas moins ingénieux.

Toutes les semaines, le samedi, venait mendier chez nous un vieux mendiant, presque aveugle, la face mangée d’ulcères. On lui donnait un morceau de pain qu’il dévorait, assis sur une borne, à quelques pas de la grille de notre habitation. Quelquefois j’allais disposer sur la borne, dissimulés parmi de l’herbe ou des feuilles mortes, des clous la pointe en l’air, de petits fragments de verre coupant. Et quand le vieux mendiant était reparti, j’allais regarder la borne. Il y avait presque toujours un peu