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suit comme un chien ; et quelques poules grattent les touffes d’herbes. Pas loin de la cabane, dans une petite crique du fleuve, s’amarre au tronc penché d’un saule un vieux bachot qui sert à la mère Riberval, par les nuits sombres, à tendre des lignes de fond, et à traverser la Seine le dimanche, à l’heure de la messe, qu’elle ne manque jamais.

Son histoire est courte. Mariée, elle perdit, après deux ans de vie commune, son mari, un braconnier de rivière, adroit et rusé. Mère, elle vit, l’année suivante, mourir sa petite fille, qu’elle adorait. Restée seule, elle prit des allures bizarres, un air un peu farouche. Son regard n’était pas bon lorsqu’il rencontrait le regard de quelqu’un. Elle ne voulut plus parler à personne et se cachait dans sa cabane dès qu’une barque de pêche ou une yole élégante côtoyaient de trop près son île. On disait que, la nuit, parfois, elle allait accoster les péniches, et qu’elle échangeait un peu de vin contre beaucoup de poisson.

Je la vois, de ma fenêtre, peinant tout le jour dans son île. La distance la rend étrange et un peu surnaturelle. Avec sa chevelure éparse, flottant dans la brise, sa jupe en coup de vent, ses longues, ses rapides enjambées qui semblent l’enlever au-dessus des herbes, on dirait d’une sorte de fantôme volant ou d’une