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quelque chose qui pût être considéré comme une opinion ; toute son intelligence, il l’appliquait à n’en exprimer aucune. Aussi la rédaction des mandements à laquelle d’habitude collaborait le grand vicaire, qui possédait un intarissable dictionnaire de mots insignifiants et fleuris, était-elle une grosse affaire. On s’y prenait trois mois à l’avance. Tous les jours, l’évêque les copiait, les recopiait sans cesse, il supprimait des paragraphes, raturait des phrases, s’arrêtait sur chaque mot, qu’il discutait, qu’il adoucissait, où il croyait toujours découvrir un sens caché, susceptible d’interprétations malicieuses. À chaque minute, il disait :

— Relisons, relisons, monsieur l’abbé… Et, je vous en prie, tâchons de ne pas nous compromettre… nous sommes les missionnaires de la paix des âmes… Notre devoir est de concilier, d’apaiser… ne l’oublions pas, monsieur l’abbé…

— Parfaitement, Monseigneur… Cependant, cette année, nous devons peut-être…

— Non ! non ! monsieur l’abbé… cette année, ni jamais !… nous ne devons rien… Notre-Seigneur Jésus-Christ n’a-t-il pas dit : « Ne jugez point »… Relisons…

La nuit, dans ses rêves, il voyait les phrases de son mandement, casquées de fer, hérissées d’armes terribles, rangées en bataille, se précipiter contre lui avec des hurlements sauvages. Alors, brusquement, il se réveillait, la sueur au front, et il demeurait de longues heures, très malheureux, tourmenté par la crainte