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Faisant un effort sur moi-même, tâchant de retenir ma raison qui s’ébranle, de rassembler mes idées qui s’égarent, je continue :

« Les deux panneaux de glace qui se renvoyaient l’un à l’autre l’image de Noun jusqu’à l’infini semblaient se peupler de mille fantômes… »

Je les vois, ces fantômes. Ils passent, s’évanouissent, reparaissent, incomplets, prodigieux, avec des chevelures pendantes, des gorges renversées, des gestes qui enlacent… Et je lis, je lis… les lignes se dérobent sous mes yeux, elles sortent du livre, glissent de la table, bondissent, remplissent la pièce tout autour de moi… Je lis toujours… Étourdi, haletant, je reconnais parmi ces hallucinantes images, je reconnais les Robin, la Poule, le cousin Debray, Mme Servières, qui étalent des nudités infâmes, multiplient des postures ignorées… Tous mes souvenirs prennent un corps et viennent s’ajouter à cette infernale ronde !… Et je lis :

« C’était elle qui l’appelait et qui lui souriait derrière ces blancs rideaux de mousseline ; ce fut elle encore qu’il rêva sur cette couche, lorsque, succombant sous l’amour et le vin, il entraîna sa créole échevelée. »

Brusquement, je me suis tu. Sous un afflux de sang mes yeux sont aveuglés. Mes oreilles bourdonnent, mon cœur défaille, noyé dans un flot soudain de puberté… Je ne distingue rien, je n’entends plus rien… Je voudrais crier, appeler, car je crois que je vais mourir…

Cependant, le silence de la bibliothèque m’étonne.