Page:Mirbeau - L’Abbé Jules, éd. 22, Ollendorff.djvu/210

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les goîtres grossissaient et remuaient sous leur menton, comme des ventres d’enfant. Lente, sans cesse pareille, s’en allait la vie. Repas silencieux, de temps à autre coupés par les explications chirurgicales de mon père, et ses commentaires sur l’abbé Jules ; mornes soirées avec les Robin où la femme du juge et ma mère ravaudaient les mêmes bas que jadis, causaient des mêmes choses, exhalaient les mêmes plaintes, tandis que M. Robin et mon père jouaient la même partie de piquet.

Un seul événement considérable s’était produit : nous n’allions plus, le jeudi, dîner chez les Servières. D’abord refroidies à cause de l’abbé Jules, devenu le favori de la maison, nos relations avec eux s’étaient brusquement rompues, à la suite d’un incendie où M. Servières, maire, ne s’était pas conduit au gré de mon père, adjoint. Celui-ci avait très vertement critiqué les mesures prises et dégagé, devant toute la population, sa responsabilité. De ceci, il résulta un échange d’explications très vives, dont ils sortirent brouillés, définitivement. Je regrettai cette maison où mon cœur se réchauffait à la tiédeur parfumée qui montait des tapis et s’évaporait des tentures ; je regrettai surtout Mme Servières, si blonde, dont la peau était si rose, si douce au baiser, et dont le regard mettait dans ma vie, sevrée de sourires et de caresses, une petite lumière de rêve. Puis, quelques mois enfuis, je n’y pensai plus.

Depuis l’inoubliable aventure du départ, nous n’avions pas revu l’abbé, hormis dans la rue, et il ne