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En dépit de mon trouble, je remarquai, à la voix légèrement altérée de mon père, qu’il n’était point aussi rassuré qu’il voulait le paraître…

Nous avions une demi-heure d’avance. Bien que l’air fût très vif et glacé, nous nous promenâmes sur le quai de la gare, ne quittant pas des yeux l’horloge dont les aiguilles marchaient lentement, si lentement ! Un train s’arrêta et repartit, ne laissant qu’un pauvre soldat qui rôda quelque temps, tout bête, autour de nous, disparut en traînant la jambe.

— Encore dix-sept minutes ! soupira mon père… L’abbé est à Bueil en ce moment.

Le silence de cette petite gare, que rompaient seuls la sonnerie du télégraphe et le bruit des grelots que faisaient en s’ébrouant, de l’autre côté de la barrière, les chevaux de notre voiture, m’impressionnait, redoublait mes terreurs. En ce silence, les choses revêtaient des aspects d’immobilité inquiétante, d’immobilité animale, presque sinistre. L’espace, au loin, vers Paris, s’enfonçait plein de menaces, comme ces grands ciels cuivreux d’où tombe la foudre. Éperdu, je n’écoutais pas ma mère qui me disait :

— Fais bien attention à ce que je t’ai dit… Tâche de sourire… ne sois pas comme une momie.

Et je suivais, d’un œil incertain, le déroulement des rails qui rampaient sur le sol jaune, pareils à de longs serpents.

Quelques voyageurs, des paysans, sortirent de la salle d’attente ; le chef de gare se montra, très affairé