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chantais la Marseillaise, comme un perdu, et, à chaque coup, le Primat me donnait cent florins… Je l’ai chantée douze fois !

Et il fredonna :

Nous entrerons dans la carrière…

— Vous savez donc la Marseillaise ? interrogea l’abbé qui ne put réprimer un sourire.

— Qu’est-ce que vous voulez ? repartit le bonhomme en hochant la tête, d’un air résigné… Dans notre métier, il faut savoir un peu de tout !… On a souvent affaire à des gens si originaux !… Ainsi, tenez, l’année prochaine, je retourne en Orient… C’est une autre histoire… Dans ce pays-là, ils se moquent de la Marseillaise… Ce qu’ils veulent, c’est qu’on leur dise comment on s’habille… la dernière mode de Paris… Eh bien ! je leur dis, à peu près, comme ça me vient… Et ils sont contents.

L’abbé n’écoutait plus et réfléchissait.

Depuis qu’il se trouvait en face de l’obstacle à vaincre, toute son ardeur, toute sa fièvre d’impatience lui étaient revenues. Ce n’est plus qu’il mêlât encore à la réussite de son entreprise, l’idée initiale de la bibliothèque ; il n’y associait désormais aucun projet ; il n’avait en vue la satisfaction d’aucune passion nouvelle ; il agissait, maintenant, pour le plaisir. Même, au milieu des impressions qui se succédaient, rapides et contraires, en son cerveau de sensitif, et qui exaspéraient ses nerfs, il n’était pas loin de croire qu’il était un instrument de la justice humaine et de la