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L’inconnue, à ce moment, tourna la tête vers moi, comme si elle avait eu conscience des pensées qui m’agitaient. Je pus observer ses yeux. Ils étaient beaux encore, dans l’enchâssement des paupières avilies, et doux et tristes infiniment ; des yeux habitués à toujours pleurer, à toujours supplier, à toujours être rebutés ; des yeux dont l’étrange éclat était fait des suprêmes flammes ardentes d’une passion près de s’éteindre et des calmes lueurs aurorales d’un amour maternel qui commence. Elle aimait Derbois de ce double amour qu’ont les vieilles maîtresses.

Alors, avec la promptitude d’une imagination sensible et malhonnête, je reconstituai tous les détails du roman douloureux de cette femme, et, simultanément, je combinai des plans pour en tirer profit contre Derbois. Elle aimait Derbois ; elle avait longtemps vécu avec lui, dévouée, soumise, lui donnant tout, son cœur, son esprit, son argent. Indélicat comme je connaissais mon ancien camarade, il avait tout accepté, édifiant sa fortune avec cette tendresse prête à tous les sacrifices, à toutes les humiliations. Et puis, ruinée, il l’avait abandonnée… Il ne la recevait plus que de loin en loin, par peur d’un éclat dont sont capables les femmes désespérées, même les plus vaincues. Elle devait posséder des lettres de lui, des lettres terribles, des aveux d’infamie peut-être, et il craignait sans doute que, dans une heure de révolte, elle ne s’en servît pour le déshonorer, comme si l’on pouvait quelque chose contre l’homme défendu par l’argent ! Mais les coquins ont de ces bizarres idées… de ces tremblements injustifiés… Aujourd’hui, elle était à bout de courage… En examinant son teint plombé par les nourritures rares et mauvaises, je supposai qu’elle n’avait