Page:Mirbeau - Histoire d’une minute, parue dans le Figaro, 17 mars 1888.djvu/5

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Au premier coup d’œil, l’inconnue me sembla élégante et jolie. Ensuite, lorsque je détaillai plus intimement sa toilette et sa physionomie, il me parut qu’elle était misérable et qu’elle n’était plus jeune… Oh ! non plus jeune : presque vieille, même. À ce moment terrible de la vie où les femmes qui ont encore de l’amour doivent voir avec d’affreuses tortures s’écrouler l’orgueilleux et doux édifice de leur beauté… Oh non ! plus jeune… Peu à peu, je distinguai des rides autour des yeux, aux tempes et aux coins déjà tombants de la bouche des meurtrissures mal dissimulées sous un maquillage discret et décent de poudre de riz. Les chairs coulaient avec des ondulations canailles, dans la descente des joues, s’affaissaient en flaccidités définitives, sous le menton. À chaque attache des muscles je n’eus pas de peine à remarquer une distension de la peau, une ombre molle, un trou, quelque chose de très mélancolique, comme un coup de pouce empreint sur des carnations mortes. Et l’ossature, par places, dans l’évidement de cet attristant visage, raidissait de brèves, de dures apparences d’animale carcasse. Cependant, à ne la considérer que dans son ensemble, elle gardait réellement dans la flexion du corps, dans la tombée lente des bras, dans le dessin noble et svelte des lignes, elle gardait l’illusion d’une beauté, la beauté de la race qui survit, parfois, aux déformations de la vieillesse, elle gardait aussi le charme indéfinissable d’une volupté éparse en elle.