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très triste, ne prêtait attention à rien ni à personne.

J’étais, non loin d’elle, assis sur la même banquette de velours rouge, attendant, moi aussi, M. Derbois. Je l’attendais depuis une heure. « Il est en conseil ! » m’avait-on dit. Et je commençais à m’impatienter. Même, l’ennui me poussant, j’éprouvais une véritable honte à être là, dans cette antichambre, à la discrétion d’un Derbois. Il en prenait vraiment trop à son aise, ce Derbois que j’avais connu — il n’y avait pas si longtemps, mon Dieu ! — pauvre, humble, mendiant, à qui, bien souvent, j’avais prêté cent sous, pour qu’il pût manger, le misérable ! Maintenant, à peine s’il me reconnaissait ; à peine si, dans le hasard des rencontres, il daignait m’envoyer — avec quelle hauteur méprisante ! — un petit bonjour de la main, protecteur et honteux. Des amis d’autrefois, il n’avait gardé aucun souvenir, si ce n’est un souvenir de haine ; il rougissait de ses misères passées comme d’une tare. « Quelle sale âme ! » pensais-je, en maugréant intérieurement, tandis que le garçon, ficelant son paquet avec des gestes autoritaires et dédaigneux, m’agaçait. Et le dépit d’être ainsi traité par un ancien camarade,