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par moi. Je résolus de passer toute une journée à flâner par les rues, à regarder les êtres et les choses, non plus à travers les affolants yeux de Lucien, mais avec les miens propres, si tant est que mes yeux m’appartinssent encore.

Je descendis mes cinq étages, alerte, presque gai, les muscles excités, comme par des ondées électriques. En longeant la loge, avec une lenteur calculée, j’aperçus Julia, assise, la tête penchée sur un livre. Au-dessus d’elle, un cinéraire d’un intolérable bleu s’anémiait dans un pot, et dans un autre pot, deux plumes de paon croisées, presque chauves, balançaient, sur la cheminée, entre deux photographies, leurs ocelles verdâtres, enduits de poussière. En ce décor, Julia me sembla très jaune de teint, très flétrie de visage, avec un cou trop long qui lui donnait une attitude et une expression de ridicule oiseau. Et comme son corsage de mince étoffe fanée, élimée, raccommodée, s’accusait hideusement pauvre ! Comme il éloignait l’idée de plasticités glorieuses ! Au bruit de mes pas, elle leva vers moi son front triste où tristement s’ébouriffaient deux mèches de cheveux ternes, de cheveux malades. Je la saluai d’un air dégagé et protecteur, n’étant point, ce matin-là, d’humeur à m’apitoyer sur les chloroses des concierges. Au contraire, il ne m’eût pas déplu de la plaisanter cruellement sur sa maigreur, sur les poches vides que son corsage creusait à hauteur du corset, sur la dureté anguleuse de son cou, et sur toutes les imperfections physiques que, dans cette seconde de vengeance basse et de vil dépit, j’avais un odieux plaisir à découvrir et à détailler, tel un amant dégrisé après l’acte de la possession. Sans doute, elle vit tout ce qui s’agitait de mauvais dans mon âme, et son regard s’élargit, comme pour m’envelopper tout entier d’un halo de tendresse. Ensuite, elle quitta sa chaise, referma son livre, entrebâilla la porte, et dans un mélancolique sourire, elle me dit un gentil bonjour, un gentil et tendre bonjour, à quoi je crus devoir répondre par un bonjour bref et froid.