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XXI

Le malaise ou, pour mieux dire, la sorte de déception que me causa la lettre de Lucien dura plusieurs jours. J’en souffris beaucoup, et les réflexions que, forcément, elle me suggéra, me troublèrent fort dans mon amitié et, surtout, dans la conception plus raisonnable et terre-à-terre, qu’au fond de moi-même, et sans oser me l’avouer, je me faisais de l’art et de la vie. Sous la couche de sensibilité plus fine, par laquelle j’avais cru longtemps me différencier de mes parents, je retrouvai la même infériorité intellectuelle d’où j’étais né, les mêmes tics héréditaires, la même petite âme bourgeoise et peureuse, inapte aux grandes exaltations de la pensée. Je compris mieux alors combien Lucien, avec ses visions exaspérées de toutes choses, m’était dangereux, et combien il me violentait jusque dans mes propres sensations si normales, si tranquilles. Il m’emmenait avec lui, dans une voie terrible, où il n’y avait pour aboutissement que le désespoir, car il y poursuivait, et m’obligeait à y poursuivre avec lui, d’inadmissibles chimères, à l’existence desquelles il n’était pas bien sûr de croire. Je ne voulus pas approfondir ce problème. Trop de questions, d’effrayantes questions s’y reliaient, et j’avais déjà pris le parti d’écarter de moi toutes les préoccupations gênantes, tout ce qui pouvait assombrir, d’un nuage menaçant, le calme apparent de ma vie.

Un matin que je m’étais senti davantage délivré des influences, en quelque sorte diaboliques, qui faisaient de mon âme l’ombre même de l’âme de Lucien, je désirai jouir de moi, jouir de la vie perçue