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Mais l’homme a des bras ; s’il ne peut plus marcher, il peut étreindre quelque chose. Alors l’État revient et lui brise les bras d’un coup de bâton. L’homme gît à terre. Mais il a un cerveau qui le rend toujours redoutable, car il peut penser, il peut rêver, là germe et florit l’idée de la rédemption humaine, là s’épanouit la fleur sublime de la révolte. Alors l’État revient une troisième fois, fend, d’un coup de maillet, le crâne de l’homme, et lui dit : « Maintenant, tu es un bon citoyen. »

Oui ! j’aime les pauvres gens, je les aime d’une tendresse immense, comme la douleur humaine. Je les aime, non pas seulement parce qu’ils sont beaux de ligne et d’accent, mais parce que toute l’infamie sociale s’avive aux apophyses de leur ossature, aux calus de leurs mains, et je voudrais… Ah ! je ne sais pas ce que je voudrais… Mais je sens qu’il y a quelque chose de plus beau, peut-être, de plus grand que l’art… l’amour !

Enfin, voilà ! Tout cela ne m’empêchera pas de me remettre au travail avec acharnement !

Je t’embrasse.

Lucien.

P. S. — Dès que l’événement se sera produit, je t’écrirai. N’oublie pas le terme, la concierge et le marchand de couleurs. Tu sais combien j’ai horreur des réclamations. Je compte sur toi. »

Cette lettre me laissa tout triste. J’avais le cœur bien gros en achevant de la lire. Car il n’y avait pas un mot pour moi, pas un mot de tendre intérêt, pas un mot de curiosité même, sur ma vie… Je sentis au cœur comme une morsure de la jalousie… Et, pendant une minute, il me sembla que je n’aimais plus Lucien.