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cerveau, peut-être, mais l’exprimer avec cet outil gauche, lourd et infidèle qu’est la main, voilà qui est, je crois, au-dessus des forces humaines. Et puis, pourquoi faire ? qu’importe à la si misérable humanité que je peigne des peupliers, en rouge, en jaune, en bleu ou en vert, et que je distribue tranquillement des violets et des orangés, pour simuler l’eau d’un fleuve, et l’impondérable éther d’un ciel, alors que, dans la vie, à chaque pas, on se heurte à de monstrueuses iniquités, à d’inacceptables douleurs. Est-ce avec mon pinceau que je les détruirai, est-ce avec mon couteau que je les guérirai ! Oui, je souffre cruellement, à l’idée de plus en plus ancrée en moi que l’art n’est peut-être qu’une duperie, une imbécile mystification, et quelque chose de pire encore : une lâche et hypocrite désertion du devoir social !

À la campagne, dans les petits villages silencieux, où l’homme est moins dense et moins caché que dans les grandes villes impersonnelles et hurlantes, on voit mieux tout ce qui pèse sur lui, tout ce qui l’écrase ; on se rend compte davantage de la servitude effroyable à laquelle il est condamné, éternel forçat…

Tiens ! l’autre jour, j’ai rencontré un petit vieux qui se lamentait. Et voici ce qu’il me raconta. Il réparait, un matin, le mur de sa chaumière qui borde la route. L’agent-voyer vint à passer, et lui dressa un procès-verbal. Il paraît — le croirais-tu ? — qu’on n’a pas le droit de remettre une pierre à son mur qui tombe, sans y être préalablement autorisé par le préfet. Le pauvre bonhomme a dû interrompre son travail, et il paiera cent francs d’amende, pour avoir commis le crime de coller, contre son mur en ruine, deux truelles de mortier. Et ce qu’il était beau, derrière sa barrière, le vieux paysan, quand il me narrait ses malheurs ! Et le ton fané de sa blouse bleue !… Un coin de ciel d’avril !

Et c’est comme ça toujours. L’homme n’a pas le droit de marcher vers la joie, d’étreindre le bonheur, de penser, d’imaginer, de créer, de sentir même. C’est épouvantable quand on y réfléchit… Dès que l’homme s’éveille à la conscience, dès qu’il reconnaît qu’il a des jambes et qu’il veut marcher vers quelque part, l’État arrive et lui brise les jambes d’un coup de bâton.