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Autre chose, maintenant.

Depuis que je t’ai quitté, j’ai beaucoup marché, et j’ai rencontré des motifs inouïs, des paysages épatants, un entre autres, mazette ! Figure-toi dans une vallée resserrée, entre des coteaux, moitié craie rose, moitié pins, et d’une merveilleuse ondulation, la Seine très large. Parmi les eaux laiteuses, sous le ciel doux, des quantités de petites îles plantées de peupliers. De loin, à mi-côte, cela ressemble à de vagabondes cathédrales, à de gigantesques escadres, ou plutôt à des Atlantides, victorieuses de leur engloutissement séculaire, et ressurgies, des fonds noirs de fucus, dans l’éclatant soleil de la vie. Oui, mais va donc rendre la majesté de ça !

J’ai beaucoup peint aussi, et n’ai fait que d’innommables saloperies. Presque toutes mes toiles, je les ai crevées de rage, sauf deux esquisses, qui ne sont pas trop mal, et qui me serviront, plus tard, pour un grand décor que je rêve. Du moins, j’aime à me consoler avec cette illusion. En ai-je rêvé, comme cela, des choses qui jamais ne se réaliseront !

À propos de ces deux esquisses, figure-toi que je rentrais, avec tout mon attirail. Pour monter dans ma chambre, il faut que je traverse la grande salle du café. Il y avait là un bourgeois. Les bourgeois sont rares dans ces parages. Il y a trop d’air, trop de vent, trop de ciel pour eux, ils ne pourraient pas vivre dans cette lumière et dans cette beauté. C’était un bourgeois d’un pays voisin. Il avait des bottes jaunes, armées d’éperons, une cravache, et, peut-être, un cheval, attaché à l’anneau, dans la cour. Mais je n’ai pas vu le cheval. Sans penser à mal, sans nulle intention agressive, je dépose contre une chaise, la face au jour, mes toiles qui m’embarrassaient. D’abord, le bourgeois ne les vit point. Il était fort occupé à réclamer, en termes autoritaires, un vermouth qu’on tardait à lui servir. Et l’intrusion d’un personnage suspect, mal vêtu et barbouillé de peinture, comme j’étais alors, n’était pas faite pour le calmer. En