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familial ! sur une planche, dans une assiette ébréchée, saignait un morceau de rate, et des torchons noirs pendaient partout. Je ne voyais pas ces vulgaires détails, qui eussent déconcerté les jeunes poètes ; la présence de Julia anoblissait toutes ces choses d’une intimité si misérable, et cette cuisine sordide m’était plus mystérieuse qu’une chapelle. De cette chapelle, où les émanations obstinées des fritures remplaçaient l’encens, j’observais Julia répondant aux visiteurs ; et ses mèches blondes, les coquets sourires de sa bouche, l’inflexion charmante de sa taille longue, ses doigts appuyés au bouton de la porte, m’emplissaient de rêves indicibles et de surnaturel amour. Oh ! que j’ai aimé son triste corsage de taffetas déchiré, et les passementeries foncées, qui l’ornaient, et cette nuque courbée, si touchante ! malgré le trait de… comment dirais-je ?… le trait de crasse — pauvre Julia ! — qui la cernait à hauteur du col ! Elle n’était pas très soignée, non !… Mais elle était si douce, si bonne, si tendre !

Ce qui me gênait, c’est, qu’auprès d’elle, je ne savais quoi dire. Mon cœur était plein de choses inexprimables ; il n’y avait pas de mots pour décrire ce que je ressentais. Aussi, la plupart du temps, nous restions silencieux ; mais qu’il était éloquent, ce silence, servi par le muet et ardent langage de nos regards ! Ce n’est que dans l’atelier, seul, que je retrouvais la possession de moi-même, et la liberté de mes facultés déclamatoires. Je parlais à Julia absente, avec une abondance extraordinaire de phrases passionnées, je me traînais à ses genoux, j’enlaçais sa taille, et de supplications en sanglots, d’ivresses verbales en hardiesses de gestes, nous en arrivions à confondre nos baisers et à nous envoler, tous les deux, vers des paradis inconnus et merveilleux !… De ces supercheries de l’amour où je remplissais les deux rôles, je revenais toujours un peu triste et dégoûté. Il y avait, succédant à l’exaltation, un moment de dépression terrible, où l’idole m’apparaissait découronnée de son idéal, où je ressentais vivement le ridicule de ma pantomime solitaire.