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XIX

Cet enthousiasme dura plusieurs jours. Pendant cette période d’exaltation, je ne songeais pas, un instant, à en tirer des artifices littéraires, ni à rechercher « le caractère artiste » des sensations nouvelles et violentes que j’éprouvais en mon âme. J’en jouissais inintellectuellement et complètement, comme le bœuf jouit de l’herbe vernale où il enfouit ses fanons. L’image de Lucien, elle-même, s’abolissait ; et les toiles de l’atelier, si désespérantes, se recouvraient d’un voile d’espoir.

Dans le cénacle du petit café, j’avais entendu les jeunes poètes célébrer l’amour des grandes courtisanes et des princesses. On n’y parlait que d’étoffes d’or, de plis de brocart, et de chrysoprases, on n’y évoquait que des figures altières et voluptueuses irradiant, sur les décors royaux et les fonds de vitrail, leur chair glorieuse. Pour eux l’amour n’était qu’un paysage somptueux avec des lacs, des gondoles, des armures, des donjons, des escaliers de marbre où glissent les traînes froufroutantes. Mon bonheur à moi était que celle que j’aimais fût humble et pauvre. Elle était jolie — du moins elle me semblait telle. Mais je l’aurais voulue laide, pour l’aimer davantage.

Mes journées s’écoulèrent, presque tout entières, dans cette loge sombre et mal tenue, que mon imagination surexcitée transformait en un incomparable palais. Lorsque les locataires, les visiteurs, les fournisseurs venaient interrompre nos extases, je me cachais, le cœur battant, dans l’étroite pièce voisine qui servait de cuisine. Là, sur un petit fourneau de fonte graisseuse, bouillait toujours le miroton