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nuit venue, comme une chauve-souris, je m’arrachais à mon trou d’ombre, et j’allais le long des quais, sur les ponts, partout où Lucien et moi avions passé des heures de morne rêverie, j’allais revoir l’obscurité inquiète, chercher au tremblement des eaux noires, pailletées de lumières, les cris douloureux, les cris affolés qu’y avait jetés Lucien. Je rentrais tard, brisé, les jambes molles, la gorge serrée par une indicible angoisse, et je m’endormais d’un sommeil pénible, d’un sommeil de malade que dévore la fièvre.

Et c’est à cette époque que, pour la première fois, mon cœur s’éveilla à l’amour.

Pauvre petite Julia ! Frêle et lente, et très blonde, avec une figure pâle de fleur enfermée. Oh ! que ses mains étaient blanches et qu’il était doux, son regard, un regard de malade qui cherche à surprendre dans les autres regards le secret fatal que les lèvres ne disent pas ! Regard triste et ingénu, et pourtant coquet, et pourtant plein d’amour ! Comme je l’aimai, la première fois qu’il se posa sur moi, comme un oiseau se pose sur une branche morte !

Julia était la fille de nos concierges. Jusqu’ici elle avait travaillé chez une couturière ; mais elle était trop faible et souffrante, on ne savait de quoi. Ses parents l’avaient reprise chez eux. C’était elle qui, tout le jour, gardait la loge. La mère faisait des ménages ; le père était garçon de bureau, dans une maison de banque. Flexible et jolie, et souriante, elle répondait à tous les gens qui venaient, et tous les gens s’attardaient un peu, heureux de la regarder. On eût dit que sa seule présence eût chassé l’odeur fade de graisse dont la loge étroite était ordinairement