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nocturnes. Lucien m’avait confié les clés de son atelier. C’est là, dans cette pièce toute pleine de lui, toute grimaçante de lui, que je passai mes journées. Dans cette chambre de sa torture journalière, j’essayai de me mettre au travail, avec ardeur. Lorsque Lucien reviendrait, je voulais lui montrer quelque chose de moi. Mais le travail me fut une terrible peine, car mon esprit était vide de moi, et c’est Lucien que je retrouvais au fond des choses que je tentais de décrire, des idées que j’essayais d’exprimer, un Lucien anémié, essoufflé, impuissant. Et tel était mon détraquement cérébral, par suite de la substitution d’une autre personnalité à la mienne, que je ne pouvais plus considérer le plus banal objet avec tranquillité. Je ne pouvais voir un balai, un porte-plume, par exemple, sans m’ingénier à en faire surgir tout un monde de cauchemars, d’en tirer des analogies effarantes et surnaturelles, et sans entendre une voix intérieure, qui était la mienne et celle de Lucien étrangement confondues me crier : « C’est cela… Encore… Cherche encore plus de mystère et plus de terreur !… C’est le caractère… c’est l’art ! » À ces jeux, mon imagination s’épuisait ; mon cerveau sans cesse tendu vers d’impossibles combinaisons de formes, s’endolorissait. Et après de vaines luttes contre ces fantômes, les membres rompus, la tête engourdie, je tombais dans des prostrations, semblables à la mort. C’était en moi et autour de moi, comme un immense abîme blanchâtre, comme un grand ciel immobile, que traversaient, de temps en temps, des vols d’oiseaux chimériques, des fuites de bêtes éperdues, métamorphoses de mes pensées en déroute.

Au lieu de me retremper, de me rafraîchir dans un bain de vie, de rappeler à moi les souvenirs ingénus, les douces ironies de mon enfance, les émotions des paysages d’autrefois, simples et tranquilles, je m’enfonçais, chaque jour, chaque heure, davantage, dans cette fièvre mauvaise. La