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Ce n’est rien… C’est tout simplement un champ, à l’automne, au moment des labours, et au milieu, un gros tas de fumier… Eh bien ! mon garçon, quand j’ai peint ça… je me rappelle… Ah ! nom d’un chien !… As-tu quelquefois regardé du fumier ?… C’est d’un mystère ! Figure-toi… un tas d’ordures, d’abord, avec des machines… et puis, quand on cligne de l’œil, voilà que le tas s’anime, grandit, se soulève, grouille, devient vivant… et de combien de vies ?… Des formes apparaissent, des formes de fleurs, d’êtres, qui brisent la coque de leur embryon… C’est une folie de germination merveilleuse, une féerie de flores, de faunes, de chevelures, un éclatement de vie splendide !… J’ai essayé de rendre ça, dans le sentiment… mais va te faire fiche !… Eh bien ! vois-tu, j’ai besoin de revoir du fumier… de la terre, des mottes de terre, hein ?… Je vais partir, demain… pour un mois, pour deux mois… Je vais aller je ne sais où… très loin, peut-être…

— J’irai avec toi, Lucien ! suppliai-je.

— Non, non !… Il faut que je sois seul… Quand je suis comme ça, il ne faut pas que je parle… Tu travailleras pendant ce temps-là…

Nous rentrâmes chez nous, sans rien dire… J’accompagnai Lucien à l’atelier, où il prépara une petite valise, sa caisse de toiles et de couleurs… Il s’interrompit, plusieurs fois, de sa besogne pour me dire…

— Et tu verras !… Paris sautera… Quand les gens auront fini de venir de leurs forêts, de leurs montagnes, de leurs plaines, se briser le crâne contre ses pierres, il sautera… je te le dis !… Et il n’en restera plus que l’odeur… Un grand poète[1] dit : « L’endroit où il y a eu un théâtre, sent comme un rat crevé sous un parquet… » Pour une ville… mettons comme un bourgeois crevé dans sa cave… Et ce sera tout… Allons, petit, va te coucher… Embrasse-moi… À bientôt.

En effet, le lendemain Lucien partit… Il était gai comme un oiseau qui, le matin, s’égosille dans un sorbier.

  1. Paul Claudel, dans un drame : La Ville, non encore publié