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— Pourquoi dis-tu ça, Lucien ?

— Parce qu’il faut que Paris saute… Parce qu’il faut que toutes les villes sautent…

— Pourquoi dis-tu ça, Lucien ? répétai-je.

— Parce que je ne suis pas heureux !… Es-tu heureux, toi ?… Et crois-tu qu’ils sont heureux les deux millions d’êtres qui sont ici, et qui vont, on ne sait où, et qui veulent on ne sait quoi ?… Et il n’y aura un bel art, c’est-à-dire une belle vie, car tout se tient… que lorsque Paris ne sera plus…

Il se redressa, tourna le dos au fleuve, et s’asseyant sur la pierre, il posa ses mains sur mon épaule…

— Tout ce qu’il y a de fort, tout ce qu’il y a de bon, Paris l’appelle… et le dévore… Des meilleurs, Paris ne fait que des fous ou des crapules… Moi, je sens que je deviens fou, ici… Paris me mange le cerveau, me mange le cœur, me rompt les bras… On ne sera heureux que lorsqu’il n’y aura plus que des champs, des plaines, des forêts…

Lucien était incapable de suivre longtemps un raisonnement. Il passait d’une idée à une autre, sans ménagement, avec une rapidité qui rendait souvent ses conversations difficiles à comprendre. Ou bien ses idées ne s’associaient qu’au moyen d’ellipses qui m’en cachaient le lien intérieur. Il me demanda tout à coup :

— Est-ce que je t’ai montré mon étude : Le Fumier.

— Non !

— Comment, je ne t’ai pas montré ça ?…