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reflets changeants comme une robe de bal ; les maisons profilaient leurs masses parallèles dans des perspectives de ténèbres, frottées de clartés tremblotantes ; au loin, les arcs constellés des ponts réfléchissaient dans l’onde leurs lumières qui serpentaient en zigzags tronqués et mouvants, ou bien s’enfonçaient en colonnades incandescentes, dans des profondeurs infinies, dans des ciels renversés, couleur de cuivre. Et des silhouettes violentes se dressaient çà et là, sur des fonds de pâle firmament, et des silhouettes indécises, ombres sur de l’ombre, glissaient, sans bruit, sur le fleuve.

— C’est beau, ça, hein ?… me demanda Lucien.

— Oui, c’est beau !… répondis-je machinalement, et sans conviction, car, en présence de Lucien, je ne pouvais plus avoir une sensation personnelle. Il m’absorbait tellement que rien, au dehors de lui, n’existait plus pour moi. Il avait tellement dérouté mon esprit que je n’osais plus suivre une idée, ni jouir d’un spectacle, sans éprouver la crainte que ce ne fût pas de l’art. Je redoutais pas dessus tout qu’il me demandât de lui expliquer, comme cela lui arrivait souvent, pourquoi je trouvais une chose belle.

Il répété sa question.

— Alors, tu trouves ça beau ?…

— Mais oui !

— Eh bien, mon garçon… sais-tu à quoi je pense ?

— Non, Lucien…

— Eh bien, mon garçon… je pense que nous crevons de ça…

Si habitué que je fusse aux aigres paroles de mon ami, je levai, la tête, vers lui, avec, dans les yeux, un point d’interrogation inquiet.

— Ça quoi ? dis-je… Que dis-tu ?

— Je dis, la Ville !… prononça Lucien, qui décrivit, dans l’air, un geste, dont l’amplitude embrassa Paris tout entier.

La Seine chantait doucement, autour des piles du pont ; l’appel lointain d’une trompette de tramway vint mourir entre les parapets…