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XVII

En quittant la table d’hôte, nous rentrions chez nous, par de longs détours à travers Paris. Lucien aimait, surtout, les flânes, le soir, sur les quais anuités. Les paysages nocturnes l’impressionnaient étrangement. Il marchait dans la nuit, ainsi qu’un prêtre dans une chapelle, avec une lenteur attentive et respectueuse. Tous ses sens en éveil, frémissaient ; son esprit était tendu jusqu’à l’extase. Il sentait réellement la nuit, il la touchait, il la buvait, comme le vin du calice.

Et, de temps en temps, pour exprimer son enthousiasme, il disait :

— Ah ! nom d’un chien !…

Puis entre des silences :

— Les valeurs de ça, hein ?… Comment rendre ça, le sais-tu, toi ?… Et les valeurs, ce n’est pas le tout !… Mais l’odeur… Oui, l’odeur de la nuit !… As-tu senti la nuit, toi ?… La sens-tu ?…

Et il reniflait l’air avec un grand bruit de narines.

— Ça sent ? C’est drôle… Ça sent, comme un chat qui a dormi dans du foin…

Et il passait ces mains dans l’air, comme sur un dos de bête, avec de lents gestes caressants :

— Et c’est doux comme une fourrure !… Ah ! nom d’un chien !

Ensuite, il demeurait des quarts d’heure silencieux, ne répondant même pas aux questions que je lui adressais, et il se livrait à des gesticulations éperdues, dont le sens m’échappait.

Un jour, je me rappelle, il s’accouda sur le parquet d’un pont. Je fis comme lui. Et nous restâmes longtemps ainsi, sans bouger, sans parler. Au-dessous de nous, le fleuve noir roulait ses eaux toutes pailletées de lueurs courtes, toutes moirées de