Page:Mirbeau - Dans le ciel, paru dans L’Écho de Paris, 1892-1893.djvu/75

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Dans la rue, je me calmais un peu et Lucien, aussi, peu à peu, se calmait. Son découragement prenait une forme moins sombre ; un espoir, l’espoir dans les travaux du lendemain, y glissait une petite lueur de confiance nouvelle. Et je voyais avec joie sa physionomie se détendre, les plis de sa peau, les contractions de sa bouche s’effacer. Quant à moi, le bruit de la rue, le mouvement de la ville, les boutiques éclairées, le coudoiement des passants, finissaient par chasser de mon cerveau les fantômes. Lucien insinuait son bras sous le mien, et, tout en marchant, il disait d’une voix moins heurtée :

— La peinture !… Tu ne t’imagines pas mon garçon, combien c’est difficile, et, peut-être impossible !… Oui, souvent, j’ai pensé que ça pouvait être une mystification, comme tout le reste, d’ailleurs ! qui sait ?… Enfin !… Il y a deux choses, dans la peinture… Donner le caractère à ce que l’on peint… le dessin, si tu veux… Et puis, le métier !… Il y a le métier !… Ah ! le métier !… Ainsi, tiens, par exemple… Tu es dans un jardin… Oui… Dans ce jardin il y a des fleurs, des groupes de fleurs, de couleur différente et hurlant l’une contre l’autre, je suppose… Bon !… Théoriquement tu vas t’imaginer que cela est inharmonique… En effet, cela devrait être inharmonique… Eh bien, pas du tout !… Dans la nature, c’est toujours beau… La nature se fiche des théories, elle !… et je vais t’expliquer pourquoi… La nature, ou, si tu aimes mieux, la lumière, fait une opération… Comment dirais-je ?… chimique… Non, pas chimique… Enfin, n’importe… Toute