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personnelles réflexions, vers des inquiétudes plus générales. Mais il eût fallu savoir, et je ne savais rien, et j’étais incapable de me raisonner à moi-même les impressions ressenties devant l’étrange nouveauté de ses œuvres. Je ne connaissais, non plus, aucune des paroles qui rassurent et qui apaisent. En vain, je les cherchais dans mon cœur attristé, dans mon cœur affolé. Je ne les trouvais pas.

Et puis, une épouvante grandissait, chaque jour, en moi ; une épouvante me secouait comme la rafale une pauvre petite tige grêle, une pauvre petite plante sans tuteur. Est-ce que l’art, c’était vraiment cette torture, cet enfer ? moi qui, dans mes rêves, encore bien confus, il est vrai, me le représentais tel un grand apaisement, tel l’idéal et chimérique et infini paradis où l’homme ne crée que le bonheur !… Est-ce que, moi aussi, j’allais vivre, en ce perpétuel halètement, avec ce visage tordu de souffrance et cet œil convulsé où passait l’éclair livide de la folie ?… Cette pensée me faisait froid dans le dos. Je n’aurais pas voulu être là… j’aurais voulu être ailleurs, loin. Chaque fois que je voyais Lucien en proie à ces crises, j’avais envie de fuir, de retourner au pays où l’on ne rencontre que des faces humaines sans pensée, que des yeux humains sans reflets, des faces et des yeux pareils à des eaux mortes. Mais je n’osais pas fuir non plus, retenu malgré moi, par je ne sais quel mystérieux et horrible plaisir, au supplice d’être là. Et, dans l’atelier, la pénombre accrue me semblait, à chaque minute, plus tragique. Les objets s’y amplifiaient, sinistrement, s’exagéraient jusqu’à l’irréalité du cauchemar ; les figures peintes, autour de moi, s’animaient d’une vie terrifiante, tendaient vers moi des regards surnaturels, des bouches vulvaires qu’un ricanement sanglant déchirait. Et les chevalets m’apportaient l’image d’atroces crucifiés. Alors, tout à coup, saisi par une peur physique, je criais :

— Lucien !… Lucien !… Je t’en prie !… Allons-nous en d’ici !…